J’avais mal. Depuis le jour de la manifestation et les dizaines de coups de ces si aimables policiers, chaque pas, chaque mouvement, était une souffrance. Mon corps endolori ne semblait plus vouloir se mouvoir correctement et mes gestes se voyaient bien souvent robotisés à l’extrême, ou alors bien plus lent que d’ordinaire. Ce matin-là, par exemple, descendre des escaliers pourtant moins capricieux que d’habitude m’avait pris environ une demi-heure. Ça m’apprendrai à avoir été répartie chez les bosseurs. Pff.

Le petit-déjeuner lui-même avait été un supplice. J’y avais été contrainte, par les lois du paraitre, de la politesse et du qu’en-dira-t-on, de faire ami-ami comme si de rien n’était avec Flora Swesson, qui, parait-il s’était démenée à la manifestation pour aider Emmie Leanne, mais pas moi. Alors qu’on était sensée être les meilleures amies du monde depuis l’aube des temps. Tu parles oui. A part me balancer à la choucroute rose en quatrième année et me mettre des bâtons dans les roues toutes les trois secondes, cette chère Flora n’avait jamais été d’une grande importance dans ma vie. Bon, j’exagérais peut-être un peu sous le coup de la colère, mais tout de même. Elle m’exaspérait ces derniers-temps, à se la jouer double-jeu comme si de rien n’était. Comme si elle pouvait, elle, Sa prétendue et auto-proclamée Toute-Puissance, décider d’être à la fois une lèche-bottes adepte de la délation et une populaire soi-disant rebelle. Comme si elle, elle n’avait pas à faire le choix. J’avais quitté la Grande Salle avec un soupir contrôlé, histoire qu’il passe inaperçue. Mais je n’en pensais pas moins.

La journée se poursuivit sans encombres. En fait, elle avait tout d’une journée des plus banales, mais avec les évènements évoqués précédemment, et cet imbécile de Poufsouffle fumeur de joins qui m’accusait encore de tous les maux, et cette pétasse de Moïra River que, pour une raison qui m'échappait ou que je voulais ardemment voir m’échapper, j’évitais de croiser en ce moment. Je ne voulais pas la taper avant d’avoir une discution avec elle. Étrange, d’ailleurs, cette idée. En ce moment, tout me semblait étrange, en moi comme autour. Les gens étaient différent. Ou alors c’était la manière que j’avais de les considérer qui avait changé...

Lorsque la nuit tomba enfin, une douce sensation d’euphorie m’envahit. J’allais pour de bon avoir le plaisir tant attendu de me mettre confortablement dans mon lit douillet et d’y dormir plus que de raison – sans manger, sans travailler, sans rien. Juste dormir. C’était à l’heure actuelle mon souhait le plus cher et mon besoin le plus pressant. Je remontai les longs escaliers – ce qui me prit à nouveau plus de vingt minutes – et, parvenant enfin à mon dortoir, quittai à peine mes vêtements avant de me mettre au lit. Mais – ô douce naïveté contredite – le sommeil ne vint pas. Du tout. Mon corps était fatigué. Ma tête était fatiguée. j’avais envie, j’avais besoin de dormir. Tous les ingrédients étaient réunis pour que ça marche. Mais j’avais beau me tourner, retourner, chercher la position idéale tant sur le ventre que sur le coté, bouger mon coussin, penser à des choses reposantes, imaginer ma tenue du lendemain, inventer des histoires rocambolesques... Rien. Pas la moindre once de nuit paisible à l’horizon. Mon idée de me ranger et de faire des nuits complètes et reposantes tombait à l’eau. Une vague de rage contre cette incapacité à dormir – activité aux abords simples pourtant –, je me levai d’un bon de mon lit, enfilai à la va-vite un pantalon, un pull et un manteau avant de dévaler les escaliers. Ce qui ne manqua pas de m’arracher des petits couinements de douleur bien sûr.

Arrivée en bas, je sortis du château afin de me promener dehors. Je n’avais aucune idée d’où j’allais, je marchais sans but, le froid rebutant toute pensée trop complexe. Au bout de quelques temps – je ne saurais trop dire combien – l’odeur d’une fumée bien connue me monta aux narines. Je m’arrêtai pour l’humer un instant. Ça faisait du bien. Je me rendis ensuite compte qu’il y avait forcément quelqu’un pour fumer, et avançai à taton vers elle. La nuit noire était tombée et on n’y voyait goutte... Malgré tout, je réussis à trouver le fumeur – ou plutôt la fumeuse, à en juger par ses longs cheveux que je touchai sans le faire exprès. Je m’assis près d’elle, profitant de la senteur que dégageait sa cigarette améliorée. Après un temps de silence, j’osai chercher d’une main sur le sol un quelconque contenant où reposeraient les petits cylindres si reposants – peut-être même plus que le sommeil. Bingo. Sans vraiment demander la permission, j’ouvris la boite métallique trouvée au sol et en extirpai une cigarette que j’allumai de mon briquet. La première bouffée fut exquise, je l’inspirai profondément avant de soupirer d’aise. Comment avais-je pu sincèrement croire qu’une nuit de sommeil allait m’apporter ça ? Je pris une seconde bouffée et lançai, presque aussi bas qu’un murmure, à mon acolyte du soir :

« Alors... Toi aussi t’as besoin de t’oublier ? »

Dans le trébuchement des mots, je me demandai moi-même si j’avais dit de t’oublier ou de tout oublier. Mais qu’importait. Au fond, c’était la même chose.